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Les Gens de Théâtre
Ceux Que Nous Adorons Sans Avoir le Courage de Notre Amour
PAUL GÉRALDY
LE théâtre me fait penser aux langues d'Esope. Rien n'est plus denigre. Rien n'est plus admire.
A Paris, la premiere representation d'une piece nouvelle est un événement de premiere importance, qui passionne l'opinion. Tout le monde des lettres est sur la breche. Un chefd'oeuvre nouveau va-t-il naître? La crainte et Fespérance se partagent tous les coeurs. Des correspondants de tous les pays sont la qui, si la representation réussit, en télégraphieront la nouvelle au monde entier et signeront lmmédiatement avec l'auteur des contrats pour la traduction, l'exportation, etc. . . Avant meme que le rideau soit retombe sur le dernier acte, Paris tout entier est fixe. Dans les salons, dans les cafes, dans les salles de redaction, dans les restaurants, la nouvelle du succes nouveau va de bouche en bouche. Les bureaux de location sont immediatement assiègés. Tous les assoiffes d'ideal se sont precipites pour retenir leurs places, et naturellement aussi tous les snobs, tous ceux dont c'est la raison d'etre et le souci unique d'etre les premiers a connaitre la nouveauté du jour. Et puis, pendant plusieurs semaines, pendant toute la saison meme s'il s'agit d'un succes vraiment considerable, les hommes politiques, les hommes d'affaires, les magistrats, les femmes du monde, en discuteront la valeur. Les photographes poursuivront l'auteur tout comme s'il etait un champion de boxe. Les toilettes de l'actrice qui a créé le role principal de la piece seront copiees par toutes les femmes. Les jeunes meres donneront a leur nouveau-ne le nom du héros ou de l'héroine. Les pâtissiers donneront le nom de la piece a l'entremet qu'ils veulent lancer. . . .
Je me rappelle un diner où assistait M. Maurice Donnay qui venait de faire jouer avec un gros succes une piece appelee Les Eclaireuscs. M. Donnay, en lisant le menu place en face de son couvert, y vit qu'on servirait une glace eclaireuse. Avant les desserts en effet on passa une glace a la noisette avec couverture de framboise de la plus delicate amarante.
Comme c'est job, la gloire! s'extasia M. Donnay en se servant abondamment.
Et apres en avoir porté une cuillérée a ses lèvres:
Mais comme c'est froid!
Ce qui etait un mot charmant, mais pas du tout une vérité car rien n'est plus chaud au contraire que la gloire d'un auteur dramatique.
MAIS ce theatre, si brillant, qui passionne tant de gens, est en meme temps, il faut le dire, l'institution la plus méprisée et la plus denigree. Quel est le bourgeois bien pensant qui souhaiterait marier sa fille avec cet auteur dramatique pour lequel il professe une admiration si enthousiaste? Quelle est la maîtresse de maison, soucieuse de la bonne tenue et du parfait bon ton de son home, qui voudra recevoir chex elle, autrement qu'a titre de salariee appelee pour amuser quelques instants ses invites, l'actrice reputee géniale dont elle copie les chapeaux, les robes, la façon de marcher, de se tenir, de parler, de s'asseoir? .... Dans les milieux meme ou l'on aime le plus le theatre, ou les questions d'art dramatique emplissent toutes les conversations, on n'a pas encore oublie le temps ou l'eglise refusait ses sacrements aux comediens, et ou il fallait enterrer Moliere la nuit, en se cachant.
Pourquoi cette double attitude? Pourquoi tant d'enthousiasme et tant d'mgratitude? Eh! bien, il faut le reconnaitre, l'humanité en somme est sage meme dans ses contradictions: les gens de theatre sont a la fois admirables et monstrueux; ils exaltent et ils attristent. . . . Pour nous donner a applaudir ces personnages étonnants que la scene nous presente, ils ont su sacrifier (il y a des exceptions naturellement!) leur personalite morale. Ils composent des fictions splendides, mais ils ne sont eux-memes que d'assez tristes gens. A l'Art le plus rigoureux et le plus exigeant qui soit, ils se sont donnes si absolument, si complètement, qu'il ne reste plus rien en eux.
Un veritable acteur, pour pouvoir mieux etre a son gré un grand nombre de personnages divers, s'efforcera de n'être plus lui-même, de ne pas laisser se développer en lui une personalite qui le gênerait, qui aurait ses raideurs, ses exigeances. Avoir une personalite morale, etre noble, honnête, fort, cela exige une grande dépense d'energie et de volonte. L'acteur n'a plus d'energie ni de volonte a consacrer a soimeme.
JE connais un comédien célèbre qui a, malgré ses succes, mené volontairement, depuis sa jeunesse, la vie la plus simple, la plus effacee. Il s'est abstenu toujours, non seulement de toute action exterieure mais meme de tout contact avec le monde. C'était pour mieux garder toutes ses possibilities en puissance. Il a senti en effet qu'au contact incessant des hommes, l'être se modèle suivant les hasards extérieurs. Il a su rester a l'ecart. Alors que la plupart des acteurs célèbres se composent un type et le promènent a travers le monde, il a, lui, apporte tout son souci a éviter ces traits individuels qui sont les rides de l'imagination. Tout trait individuel est pour un acteur la suppression d'une possibility ou d'un role. Beaucoup de tres grands comediens se sont etrangement diminues pour n'y avoir pas pris garde.
C'est un phénomène frequent qu'un acteur vieillissant ait acquis un type si accentue qu'il ne peut plus jouer que des roles exactement adaptes a son propre personnage, et faits en quelque sorte sur mesure. Et les avantages étant grands pour un auteur d'etre bien joué, beaucoup d'écrivains de theatre rabaissent leur art jusqu'a donner au personnage qu'ils pretendent créer les tics et les particularity de l'acteur en vogue. C'est évidemment la un moyen excellent de se procurer un bon interprete. Mais, est-il besoin de le dire, de pareils auteurs diminuent d'autant la portée génerate de leur oeuvre, qui, reprise plus tard par un autre interprete, se révélera touta-coup etrangement artificielle. Avec les singularity et les verrues de l'acteur créateur du role, la piece aura perdu toute apparence de vie....
De meme que les bons comediens tâchent de n'avoir pas dans la vie une personalite marquee, de meme les comediennes eprouvent le besoin de ne pas appartenir a un seul homme, ce qui justement leur donnerait une personalite trop définie. Elles sentent instinctivement que le mariage les paralyserait, s'opposerait a leur art. Elles préfèrent se laisser a elles-mêmes toutes les possibility et se faire une âme multiple en faisant vibrer toutes les cordes, en éveillant tous les possibles. Vivre, vivre, vivre, sans jamais laisser un etat d'âme se cristalliser. . . .
Devant les comediennes d'aujourd'hui, généralement beaucoup plus fines et beaucoup plus intelligentes que celles de la generation précédente, on reste assez déconcerté. On sent en elles toutes les finesses de la femme et pourtant elles manifestent, des qu'on parle un peu avec elles, une absence de pudeur choquante. Leur language est d'une liberté que les hommes les moins délicats n'admettent jamais tout a fait.
D'AILLEURS c'est une caractéristique de la vie de theatre, que cette impudeur des propos. Il n'y a guère que chez les peintres que j'aie connu la meme licence. Gardez-vous de conclure que ces gens sont grossiers. L'affectation meme avec laquelle ils prononcent les mots les plus oses prouve bien que ce language ne leur est pas naturel. Ils s'y forcent, et longtemps je me suis demandé quel étrange plaisir pouvaient trouver a ce jeu, des êtres d'une délicatesse de coeur et d'esprit tres au-dessus de la moyenne.
C'est en les observant travailler que j'ai fini par les comprendre. J'ai remarque que c'est toujours lorsqu'ils viennent de faire le plus grand effort vers la pureté, vers la poésie le plus élevée, qu'ils se livrent le plus volontiers a ces devergondages de propos. Et j'ai compris qu'ils ont besoin, lorsqu'ils se sont grisés de l'air pur des sommets, de se rejeter brusquement dans une épaisse animalité, comme un aigle a besoin quelquefois de faire quelques pas sur la terre, de reprendre contact avec le sol original, de se retremper un moment a la source de toute vie.
L'animalité c'est la base d'ou l'humanité est partie. Il s'agit, en s'élevant au-dessus d'elle par l'intelligence et la sensibilité, de ne pas s'égarer dans les nues, de se remesurer de temps en temps avec le substratum humain.
C'est ainsi que les comediens partagés entre ce double souci de monter aux hauteurs divines et de ne pas cesser d'etre hommes, sont en somme des sortes de monstres que nous applaudissons frénétiquement lorsqu'ils sont sur la scene, mais que nous repoussons de notre société. ...
N'oublions pas, quand nous parlons d'eux, que cette personalite morale que nous leur reprochons de ne pas avoir, ils l'ont livrée en holocauste a leur art qui est Fart moderne par excellence, celui qui a, sans contredit, le plus d'action sur les foules; et qu'ils se sont depouillés pour nous de tout ce qui fait la saveur de la vie. Ces existences qui, entr'aperçues a travers les articles et les photographies des magazines, nous apparaissent si brillantes, elles sont en réalité si tristes, si ardues, si solitaires, si profondément sacrifiées, qu'il faut admirer sans reserves ceux qui les ont acceptées, et les aimer comme des pretres, les pretres d'un culte sublime, a qui il sera beaucoup pardonné parce qu'ils auront beaucoup aime.
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